Afrique

Les Tirailleurs Sénégalais : De l’Oubli Officiel à la Reconnaissance Tardive

Contexte de publication

Cet article est publié dans un contexte où l’histoire des tirailleurs sénégalais reste encore parfois méconnue ou contestée dans l’espace public. Suite à une interaction récente avec des lecteurs qui remettaient en cause l’idée selon laquelle ces soldats avaient été marginalisés dans les récits historiques officiels, il m’a paru essentiel, sur le site Histoire d’Afrique et des Peuples Noirs, d’apporter une réponse documentée et sourcée. Cet article vise à rappeler les faits, à mettre en lumière les déclarations des dirigeants français eux-mêmes, et à montrer l’évolution de la reconnaissance officielle vis-à-vis de ces soldats africains qui ont combattu pour la France.

Les tirailleurs sénégalais, créés officiellement en 1857, étaient des soldats recrutés dans les colonies d’Afrique subsaharienne par la France pour servir dans ses troupes coloniales. Ils ont participé à toutes les grandes guerres de la France, notamment la Première Guerre mondiale, où environ 200 000 Africains furent mobilisés, et la Seconde Guerre mondiale. Pendant des décennies, leur rôle a été occulté ou minimisé dans la mémoire nationale française, un fait aujourd’hui largement reconnu par les autorités françaises elles-mêmes.

Un oubli institutionnel longtemps dénoncé

Pendant la majeure partie du XXᵉ siècle, la France a rendu un hommage limité aux tirailleurs sénégalais. Si leur participation était connue des spécialistes, elle était largement absente des grands récits officiels et des manuels scolaires. La politique discriminatoire des pensions « cristallisées », maintenues à des niveaux dérisoires pour les anciens combattants vivant en Afrique, symbolise cette marginalisation. Ce traitement inégalitaire n’a commencé à être rectifié que très tardivement.

Dès 1998, le Premier ministre Lionel Jospin annonçait une première revalorisation partielle des pensions, en déclarant la nécessité de « réintégrer les tirailleurs sénégalais dans la mémoire collective nationale » (source : Conseil des ministres, 1998).

Le tournant des années 2000 : reconnaissance et réparations

L’année 2006 marque un tournant décisif : après la sortie du film Indigènes, le président Jacques Chirac décide la décristallisation des pensions pour réparer cette injustice. Lors du Conseil des ministres du 27 septembre 2006, Chirac déclare :

« La France accomplit aujourd’hui un acte de justice et de reconnaissance envers tous ceux qui sont venus de l’ex-Empire français combattre sous notre drapeau… Nous le devions à ces hommes qui ont payé le prix du sang. » (source : Archives officielles du Conseil des ministres, 2006).

Son Premier ministre Dominique de Villepin reconnaît explicitement le retard :

« Cette reconnaissance, l’État français a trop tardé à l’exprimer concrètement. » (source : Archives officielles du Conseil des ministres, 2006).

La mémoire réhabilitée sous François Hollande

Sous la présidence de François Hollande, la question des tirailleurs sénégalais a pris une place encore plus visible. En 2012, lors d’une visite à Dakar, Hollande reconnaît le massacre des tirailleurs sénégalais à Thiaroye en 1944, longtemps passé sous silence :

« Cette répression sanglante provoqua la mort de 35 soldats africains qui s’étaient pourtant battus pour la France. » (source : Discours de Dakar, 12 octobre 2012).

En 2014, lors d’une cérémonie commémorative à Thiaroye, Hollande parle d’« injustice » et corrige le chiffre officiel, évoquant au moins 70 morts :

« Il s’agit de réparer une injustice et de saluer la mémoire d’hommes qui portaient l’uniforme français et sur lesquels les Français avaient retourné leurs fusils. » (source : Discours commémoratif, Thiaroye, 30 novembre 2014).

Hollande poursuit cette démarche mémorielle en organisant, en 2017, une cérémonie de naturalisation pour 28 anciens tirailleurs, soulignant :

« Il a fallu mener un long combat pour que la France consente enfin à réparer cette injustice. » (source : Cérémonie à l’Élysée, avril 2017).

Emmanuel Macron : poursuite de la reconnaissance

En novembre 2018, Emmanuel Macron inaugure aux côtés du président malien Ibrahim Boubacar Keïta la reconstruction du Monument aux héros de l’Armée noire à Reims, détruit par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette cérémonie est perçue comme un symbole fort de la reconnaissance tardive par la France des sacrifices des soldats africains (source : Élysée, 6 novembre 2018).

En janvier 2022, la ministre Geneviève Darrieussecq dévoile des plaques portant les noms de 25 tirailleurs sénégalais massacrés en 1940 et longtemps restés anonymes :

« En sortant ces noms de l’oubli, nous accomplissons un geste de mémoire. » (source : Discours à Chasselay, 27 janvier 2022).

Plus récemment, en janvier 2023, le gouvernement français annonce la suppression de l’obligation de résidence en France pour percevoir le minimum vieillesse, permettant aux derniers tirailleurs de toucher cette allocation dans leur pays d’origine. Ce geste est salué comme une correction d’“injustice administrative” de longue date (source : Ministère des Solidarités, janvier 2023).

Enfin, en novembre 2024, à l’approche du 80ᵉ anniversaire du massacre de Thiaroye, Emmanuel Macron va encore plus loin :

« Le 1er décembre 1944 à Thiaroye, des tirailleurs sénégalais ont bien été massacrés sur ordre d’officiers français. » (source : Lettre officielle à Macky Sall, novembre 2024).
C’est la première fois qu’un président français utilise le mot massacre pour qualifier cet épisode longtemps minimisé.

Loin d’être une « invention » récente, la reconnaissance du rôle et du sacrifice des tirailleurs sénégalais est aujourd’hui un fait officiel, soutenu par des discours, des actes législatifs et des cérémonies mémorielles portées par les plus hautes autorités françaises. Ces actes attestent que la marginalisation historique de ces soldats a bel et bien existé et est désormais reconnue et corrigée – partiellement – par la République française.

Ce rappel historique, loin d’être polémique, vise à honorer la mémoire de ces hommes et à rétablir une vérité longtemps occultée, comme l’ont eux-mêmes admis plusieurs présidents français, de Jacques Chirac à Emmanuel Macron.

Leurs faits d’armes : un courage souvent ignoré

Au-delà des discours tardifs de reconnaissance, il est essentiel de rappeler les hauts faits militaires des tirailleurs sénégalais, qui témoignent de leur bravoure et de leur fidélité à la France malgré les discriminations dont ils furent victimes.

  • Première Guerre mondiale (1914-1918) : Les tirailleurs sénégalais furent déployés massivement sur le front occidental, notamment lors des batailles les plus sanglantes. Ils se sont illustrés à Verdun, la Somme et en Champagne, payant un lourd tribut humain. L’historien Marc Michel, dans La Grande Guerre des Africains (2003), rappelle que sur les 200 000 Africains mobilisés, environ 30 000 perdirent la vie sur les champs de bataille européens. Michel souligne :

« Ces hommes venus du sud ont été les premières victimes de la politique coloniale guerrière, mais aussi les grands oubliés des commémorations nationales. »

  • Seconde Guerre mondiale (1939-1945) : Ces soldats ont été parmi les premiers à résister à l’invasion allemande en 1940. Au Chasselay (près de Lyon), des dizaines de tirailleurs furent massacrés par les nazis en juin 1940. L’historienne Ruth Ginio, dans French Colonial Soldiers in German Captivity (2018), note :

« Les soldats noirs ont été ciblés pour leur appartenance raciale dans un conflit qui exacerbait les hiérarchies raciales coloniales. »

  • La campagne d’Italie (1943-1944) et la Libération (1944) : Sous les ordres du général Juin, les tirailleurs sénégalais ont joué un rôle décisif lors de la bataille du Garigliano, ouvrant la voie aux Alliés en Italie. Le général Juin dira en 1944 :

« Ce sont les troupes africaines qui ont brisé le verrou allemand en Italie. »
Des archives militaires montrent que plus de 60 % des forces du corps expéditionnaire français en Italie étaient des soldats africains (source : Service Historique de la Défense).

  • L’épisode tragique de Thiaroye (1944) : Après avoir combattu pour la France, plusieurs centaines de tirailleurs furent cantonnés au camp militaire de Thiaroye, près de Dakar. Dans la nuit du 30 novembre au 1er décembre 1944, l’armée française ouvrit le feu sur ces soldats qui réclamaient leurs arriérés de soldes.

Pendant des décennies, le massacre a été minimisé ou étouffé. Le cinéaste Ousmane Sembène, dans son film Camp de Thiaroye (1988), dénonçait déjà cette tragédie occultée. L’historienne Armelle Mabon, l’une des principales spécialistes du sujet, indique dans Prisonniers de guerre « indigènes » (2010) :

« Les archives militaires françaises ont longtemps masqué l’ampleur du massacre, en présentant les victimes comme des mutins armés. Pourtant, mes recherches démontrent qu’il s’agit bien d’un crime d’État soigneusement maquillé. »

La reconnaissance officielle a été progressive :

  • En 2012, François Hollande évoque pour la première fois la « répression sanglante » de Thiaroye (Discours de Dakar, 12 octobre 2012).
  • En 2014, il corrige le bilan officiel, admettant au moins 70 morts, et déclare :

« Il s’agit de réparer une injustice et de saluer la mémoire d’hommes qui portaient l’uniforme français et sur lesquels les Français avaient retourné leurs fusils. » (Discours commémoratif, 30 novembre 2014).

  • En 2024, Emmanuel Macron franchit une étape historique en déclarant officiellement :

« Le 1er décembre 1944 à Thiaroye, des tirailleurs sénégalais ont bien été massacrés sur ordre d’officiers français. » (Lettre officielle à Macky Sall, novembre 2024).

Ce geste confirme les travaux des chercheurs qui dénoncent depuis longtemps l’omerta autour de Thiaroye. Le politologue Silymar N’Diaye, dans Mémoire et justice (2021), résume bien l’enjeu :

« Thiaroye n’est pas seulement un massacre ; c’est le symbole d’un déni mémoriel qui a pesé sur des générations entières. »

📅 Chronologie clé des tirailleurs sénégalais

  • 1857 : Création officielle du corps des tirailleurs sénégalais par Louis Faidherbe.
  • 1914-1918 : Environ 200 000 Africains mobilisés pour la Grande Guerre ; 30 000 tués au combat (Marc Michel).
  • 1940 : Massacre de Chasselay par les nazis.
  • 1944 (1er décembre) : Massacre des tirailleurs sénégalais à Thiaroye.
  • 1988 : Le film Camp de Thiaroye d’Ousmane Sembène dénonce l’omerta.
  • 1998 : Lionel Jospin annonce une première revalorisation des pensions.
  • 2006 : Jacques Chirac décide la décristallisation des pensions après Indigènes.
  • 2012 : Hollande reconnaît officiellement la « répression sanglante » de Thiaroye.
  • 2014 : Cérémonie mémorielle à Thiaroye avec Hollande.
  • 2018 : Macron inaugure le Monument aux héros de l’Armée noire à Reims.
  • 2024 : Macron reconnaît officiellement le massacre de Thiaroye.

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